Grave incendie en 1908 à la distillerie de Melle

Avant l'incendie...

Le Mellois 10 Mai 1908

La distillerie en flammes
La nouvelle, une effroyable nouvelle, aussi terrible qu'inattendue, se répandait samedi 9 mai, vers une heure et demie de l'après midi, dans notre ville; la distillerie est en feu ! Et pendant que chacun abandonnait toute besogne pour courir vers le lieu de l'incendie, l'oeuvre sinistre s'accomplissait.

Sauve  qui peut
A une heure, après le sifflet d'embauche, tous les ouvriers ayant regagné leur poste, une équipe composée des nommés Géron et Girard et de plusieurs autres était occupée à creuser une excavation dans un magasin en sous sol ; l'ouvrier qui était au fond du trou, Géron, avait pour l'éclairer dans sa besogne, une lampe dite lampe de sureté. Tout à coté une autre équipe entonnait et montait des fûts pleins à l'aide d'un monte-charge. Le câble s'étant soudain rompu, le fût fut précipité sur le sol et s'y défonça ; l'alcool, en se répandant, envahit le puits, et où travaillait le malheureux Géron et probablement, au contact de la lampe, s'y enflamma. Aussitôt une forte détonation retentit ; dans le
magasin où en ce moment étaient un employé de régie et cinq ou six ouvriers, ce fut un sauve qui peut général.
Le malheureux Géron, resté au fond du trou, n'a pas dû souffrir ; quand à Girard, secouru par le  contre-maitre M. Dumortier, qui l'entraina chez lui et le changea d'effets, il s'enfuit ensuite affolé par les souffrances et fut soigné non loin du sinistre par les docteurs Gaud et Lamy. Transporté aussitôt après à l'hospice Saint-Florine à Melle, l'infortuné journalier expirait dans la nuit malgré tous les soins qui lui étaient prodigués, tant ses brulures étaient profondes.


Une bombe à retardement !


L'incendie
Pendant ce temps le feu gagnait toujours, la pompe de l'usine que l'on tenta de mettre en batterie dut être abandonnée ; le distingué directeur M. Ricard, accouru en toute hâte, fit avec un sang-froid remarquable, retirer le feu des chaudières et renverser la vapeur pour éviter l'explosion des générateurs. De son côté, M. Charbonneaux et les employés des bureaux, aidés de plusieurs autres personnes, sauvaient la comptabilité et la mettait en lieu sûr. Puis comme toute tentative de préservation était désormais impossible par crainte d'explosions des bacs à alcool, tout le monde dût se retirer.
La gendarmerie, prévenue, arriva aussitôt et organisa un service d'ordre, car il était imprudent de laisser approcher les curieux qui furent ainsi maintenus à une grande distance du brasier. Les pompiers, accourus presque en même temps, ne purent malgré tout leur courage et leur bonne volonté, essayer de combattre l'oeuvre dévastatrice.
En effet, le feu gagnait avec une telle rapidité que déjà tout le magasin et la salle des appareils de rectification, ainsi que les bureaux de surveillance et de régie, flambaient. De temps en temps un bac sautait et le liquide enflammé descendait vers le réservoir d'eau qui bientôt ne fut plus qu'une immense nappe de flamme. Plusieurs wagons du tramway, chargés de pipes d'alcool, un wagon réservoir, tout fut détruit. Un bac extérieur contenant prés de deux mille hectolitres, fut, par la force de l'explosion, projeté sur la route de Limoges et arrêté là, fort heureusement, par les grands ormeaux plantés en bordure, mais empêchant depuis la circulation. Un autre de plus de trois mille hectolitres et dont le couvercle fut arraché, brula, tel un punch sinistre, pendant dix sept heures.
Presque toute la population de Melle et des communes et cantons environnent se porta vers les hauteurs de Boisvinet où, de là, l'on apercevait l'incendie qui dans sa marche terrifiante anéantissait l'immeuble du contre-maitre, dont tout le mobilier fut détruit, la forge et l'outillage de mécanique.

Tous les visages étaient consternés, car c'était le bien-être et presque la fortune de Melle qui s'en allait ainsi en fumée, sous le regard des spectateurs impuissants !!!
Cette usine avait été construite en 1873 par M. Cail qui en fit une sucrerie. C'est en 1887 qu'elle fut convertie en distillerie par la société Charbonneaux Lelarge et Compagnie.
Prés de M. Charbonneaux, arrivé la veille et de M Gardrat, nous avons remarqué toutes les autorités de la ville M. Girard, sénateur, maire, M. le sous-préfet, M. le docteur Gaud, conseiller général, M. le docteur Lamy, les membres du tribunal, MM. les avoués, M. Huctin, notaire, M. le capitaine de gendarmerie, M. Brun, maire de Saint-Léger, etc. etc.
M. Chapuis, qui était à Niort, fut prévenu, avec beaucoup de ménagement, du grand malheur qui frappait l'Association, par son beau-père M. Grasseau, qui alla le chercher en automobile.

Le dimanche
Le feu continua toute la nuit brulant les magasins à grains et menaçant la salle de fermentation actuellement transformée en magasin à alcool, et le magasin à alcool n° 2, mais grâce au dévouement des pompiers et de l'équipe d'ouvriers du service de nuit, que MM. Gardrat et Dumortier entrainèrent dans la salle de fermentation des grains, dont la toiture avait commencé à flamber, on put se rendre maitre du feu de ce côté et empêcher un désastre complet.
Il serait difficile d'évaluer le nombre des curieux qui vinrent dans la journée du dimanche se rendre compte des terribles dégâts occasionnés par ce sinistre. Les pertes évaluées à plusieurs millions sont couvertes par quatorze compagnies d'assurance.
Messieurs Charbonneaux, Gardrat et Chapuis nous ont prié d'exprimer toute leur
reconnaissance auprès des personnes de la ville et des environs qui ont collaboré courageusement aux secours ; à la Compagnie des sapeurs pompiers ; aux gendarmes et tout le personnel de l'usine ; tous ont fait vaillamment leur devoir.

 

Les obsèques d'une des victimes
Lundi dernier, ont eu lieu à Melle les obsèques du malheureux Girard victime de l'incendie. Une foule considérable assistait à cette cérémonie. Au cimetière, M. Théodore Girard, maire, a prononcé l'allocution émue que nous reproduisons ci-dessous.
"Messieurs,
La ville de Melle est de nouveau cruellement éprouvé. Et c'est un triste devoir que je remplis en venant saluer en son nom les victimes d'une catastrophe qui plonge dans le deuil et la consternation notre population toute entière.
Après les accidents dont le souvenir est encore présent à toutes les mémoires et qui, il y a quelques mois nous avaient profondément émus, il semblait que la distillerie des Deux-Sèvres dût être à l'abri de nouveaux malheurs. Cette fois, le désastre est plus grand encore.
L'établissement, dont notre ville a justement raison de s'enorgueillir, avait repris sa vie et son activité. Chaque jour, de nombreux ouvriers prenaient la route de l'usine, apportant leur collaboration et leurs travaux à l'oeuvre industrielle qui laissait, dans ce pays, les traces de ses services et de ses bienfaits. Dans cette vallée de Mardre, c'était comme une grande famille attachée par les liens d'une véritable solidarité, où patrons et ouvriers vivaient en paix, se prêtant un mutuel appui, s'accordant une confiance réciproque, unissant leurs efforts pour le sucés d'une entreprise qui s'affirmait de jour en jour, plus puissante et plus prospère.
Et voici qu'une nouvelle qui frappa tout le monde de stupeur, se répandit dans notre ville : « Le feu était à la distillerie »
On accourt, on se hâte: le fléau, en effet, poursuivait son oeuvre et tout serait sans doute, consumé, sans le courage et le dévouement de quelques braves qui luttèrent vaillamment contre les ravages.
Mais pourquoi faut-t-il que nous ayons à déplorer des maux irrémédiables et plus douloureux encore ? Géron, Girard, hier plein de force et de santé, hardis, laborieux, aimés de tous, allaient laisser la vie dans ce sinistre terrible. L'un de ces malheureux git carbonisé au fond d'un puits ; l'autre est là, les membres meurtris et dépouillés.
En présence de tels événements, on reste déconcerté et confondu. On serait prêt à tout maudire, le machinisme, l'outillage, le progrès, toutes ces inventions nouvelles qui fauchent journellement quelques vies précieuses ; et on se demande si notre existence asservie et tourmentée ne paie pas trop cher les méthodes et les funestes présents de la science.
Voilà les réflexions que me suggère la triste cérémonie à laquelle nous assistons. Mais je serais mal venu à faire entendre ici des paroles de découragement et de désespoir. Les ruines seront réparés, les victimes du devoir aux-quelles nous rendons un dernier hommage ne seront pas oubliés...
Je suis l'interprète de mes citoyens en apportant aux veuves désolées, aux enfants qui pleurent, le témoignage de nos sympathies et de nos regrets.


Le feu continue
Le feu a couvé longtemps sous les décombres, menaçant à chaque instant de se rallumer et d'atteindre les bâtiments préservés, mais la surveillance incessante des pompiers et du personnel, a pu jusqu'ici parer à toute éventualité, et il semble bien que maintenant tout danger soit écarté.
Actuellement, deux bacs achèvent de bruler et empêchent encore la circulation entre la Colonne et le village de Mardres. Le corps du malheureux Géron, sans aucun doute carbonisé, n'a pu encore être retiré des ruines.
Aucune crainte de chômage n'est à redouter quant à présent, les propriétaires des établissements, MM. Charbonneaux, Gadrat et Chapuis ayant décidé de continuer à payer le salaire intégral du personnel jusqu'à ce qu'il puisse être réoccupé. MM. les cultivateurs ont également été prévenus de ne pas abandonner la semence des betteraves qui leurs seront prises par la distillerie comme par le passé.
Mais en contemplant ces murs éventrés ; devant cet amoncellement d'appareils tordus et
lamentables ; devant cet incalculable désastre ; devant ce silence de mort remplaçant le
bourdonnement de la ruche laborieuse de naguère, l'on vient à se demander si ce sera désormais ici, une industrie morte, si la ville de Melle reconnaissante, ne verra pas se relever plus florissante, par la volonté de ses propriétaires, cette importante distillerie qui, à elle seule, formait une grande partie de la richesse de notre cité et des campagnes environnantes..!
Au moment où nous terminons cet article, les deux grand bacs brûlant depuis sept jours, cédant enfin à l'intensité de la chaleur laissent écouler l'alcool en grande quantité, et des flammes sont encore projetés à une hauteur considérables ; pour la deuxième fois, le réservoir de la vallée de Mardes est en feu.
Sur la demande de M. le Préfet des Deux-Sèvres, le gouvernement a accordé à chacune des veuves Girard et Géron, un secours de 250 francs.


Géron est retrouvé
Mercredi 27 courant on a pu retirer le corps du malheureux ouvrier Géron qui à trouver la mort dans l'incendie de l'usine.
Le puits dans lequel il travaillait était couvert de débris de toutes sortes et le corps de Géron (1) qu'on s'attendait à trouver au fond, plus ou moins carbonisé, n'était qu'à deux mètres de profondeur, la tète plus basse que les pieds, dans l'attitude d'un homme qui est tombé en arrière. Ses vêtements étaient intacts de toute brulure, seule sa face était tuméfiée.
Le puisard dans lequel il gisait, était immondé d'alcool à 15 degrés. Les boiseries de soutènement de cette excavation qui avaient été disposées avec précaution, n'avaient également pas été touchées par le feu. Les circonstances de la découverte du corps de Géron modifient les hypothèses que l'on avait sur l'origine de l'incendie. Il est évident que si l'alcool du fût brisé s'était répandu dans le puits où travaillait cet ouvrier et s'était allumé au contact de la lampe, ses vêtements eussent été enflammés.
Ces derniers n'étant pas brulés, il faut chercher ailleurs là cause du sinistre.
Il est probable que le fût d'alcool en tombant et en se brisant aura, par l'effet du choc violent de ses cercles en fer contre le pavé en granit de la salle d'entonnement, produit des étincelles qui auront enflammé le liquide. Le corps de l'infortuné Géron, accompagné à la gare de Melle par M. l'abbé Bouchaud, curé de Saint-Léger et de MM. Charbonneaux, Gadrat et Chapuis et tout le personnel de l'usine, employés et ouvriers, et une affluence considérable de personnes comprenant toutes les notabilités de la ville de Villefagnan, où habite sa famille.
A ses obsèques, célébrées jeudi matin, assistaient les propriétaires de la distillerie de Melle, venus rendre un dernier hommage à leur malheureux ouvrier.
Les travaux de déblaiement qui sont confiés à un entrepreneur spécial de Paris, sont poussés très activement de façon à permettre aux experts des différentes parties de se rendre compte le plus exactement possible de l'importance des dégâts. Le règlement du sinistre qui, dans la circonstance, [...] ne pourra donc commencer qu'après un examen approfondi de l'état actuel des immeubles et du matériel restant.

(1) L'ouvrier Téophane Géron est décédé le 9 mai 1908 et retrouvé le 27 mai 1908 dans les décombres. Sur l'acte de décès rédigé le 27 mai 1908 par le maire de Saint-Léger en présence du Procureur de la République, le mot décès est rayé et remplacé par découverte. Téophane Géron, né à Saint-Sauveur (79), âgé de 34 ans, est dit journalier, il est l'époux de Marie-Louise Bernard de Villefagnan. Sont cités comme témoins lors de la rédaction de l'acte de décès : son père Henri Géron, 71 ans, journalier à Aubigné (79) et son beau-père Louis Bernard, 62 ans, cultivateur demeurant à Villefagnan.
Le corps de Géron fut emmené par le train en gare de Villefagnan, une cérémonie avait eu lieu en gare de Melle.


Histoire rapide des usines de Melle (sources diverses)
Les "Usines de Melle" et Saint-Léger-de-la-Martinière sont nées au XIXe siècle de la production industrielle d'alcool éthylique à partir des betteraves. Elles ont été créées au départ par Alfred Cail, fils de l'industriel Jean-François Cail (2) sous la forme d'usine produisant du sucre à partir de betterave sucrière. Après une faillite en 1885, les usines ont été rachetées pour devenir des distilleries d'alcool de betterave. Une unité de production d'alcool absolu fut construite en 1910, suivie d'une autre d'acétates vers 1912 (dont la demande sera forte durant la guerre).
Avec la Première Guerre mondiale, les usines évoluent vers de la chimie et biochimie industrielle, elle fabriqueront des solvants et produits utilisés pour la confection des explosifs utilisés dans les munitions dont la production devenait intensive.
Après plusieurs rachats (dont en 1972 par le groupe Rhône-Poulenc, alors que l'usine faisait travailler 750 personnes), elles produiront notamment du cyclopentanone (à partir de 1980) et fabriquent maintenant divers produits chimiques et appartiennent au groupe français Rhodia pour une part et au groupe Danois Danisco pour l'autre part 16 L'usine Rhodia est une source de risque technologique et de pollution, mais est aussi devenue la seconde entreprise du département, derrière Rougier (fondée en 1923).
(2) Jean-François Cail, industriel et père d'Alfred Cail, inventeur d'un système de distillation industrielle d'éthanol. L'épouse de ce dernier : Louise Marie Thérèse Aymé de La Chevrelière, née le 7 décembre 1850, décédée aux Plans, près de Ruffec, le 7 avril 1887. Elle avait épousé le 8 juin 1869 Antoine Alfred Cail, ingénieur, né à Paris en 1839, décédé aux Plans, près de Ruffec le 14 mai 1889, fils de Jean François Cail, industriel, et de Marguerite Céline Le Franc.

La sucrerie de betterave fondée en 1872 par Alfred Cail (3) sera rachetée en 1885 par des industriels de Reims, Charbonneaux et Lelarge, et transformée en distillerie d’alcool de betterave qui devient par la suite la distillerie des Deux-Sèvres. L’incendie de 1908 entraîne la reconstruction de la plupart des bâtiments, seuls subsistent la salle de distillation et les chais à vin. Construction d’un atelier de fabrication d’alcool absolue en 1910, d’acétates vers 1912. Lors de la 1ère guerre mondiale, l’activité se tourne vers la fabrication de produits biochimiques. De nombreux bâtiments sont alors construits jusqu’en 1965 ; des logements sont édifiés à Melle pour les ouvriers et les ingénieurs de l’usine en 1923, 1930 et 1939. L’usine de produits organiques de synthèses est rachetée en 1972 par le groupe Rhône-Poulenc nationalisé en 1982. L’appareil de fabrication de cyclopentanone est installé en 1985 et la chaufferie 5 en 1988. En 1912, l’usine comptait 90 employés. En 1972 : 730 et en 1990 : 585. Le site industriel a été desservi par un embranchement ferroviaire jusqu’en 1975. Le système de transport des wagons sur ‘truck’ était dû au fait que la voie desservant l’usine était une voie métrique, ancienne ligne du TDS (Tramways Départementaux des Deux-Sèvres) Melle - St.Maixent l’Ecole. Ce site industriel est devenu Rhodia en 1998. L’activité ‘Food’ a été vendue en juin 2004 à Danisco, un groupe danois. Après les restructurations en cours, on peut penser que les effectifs seront au maximum de 200 pour Rhodia et 100 pour Danisco. (précisions de M.Roger Ménard – septembre 2006)
(3) Liquidation Cail et Cie... Jugement rendu le 24 juin 1886, dans le procès en responsabilité intenté par un groupe d'actionnaires de la Société Cail et Cie à M. Alfred Cail,... et M. Félix Dehaynin,...

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