La chevauchée de l'âne
Ce nom évoque une ancienne coutume, française, très répandue avant la Révolution. Cette coutume avait pour but de ridiculiser l'homme qui se laissait bafouer par sa femme. Si, devant la loi, l'épouse est désormais l'égale du mari depuis la suppression de l'article 213 du code civil, qui stipulait que « La femme devait l'obéissance a son mari », il n'en n'était pas de même autrefois où nos jurisconsultes estimaient qu'il fallait une direction à la vie communautaire ; et cette direction était confiée au père.
La puissance maritale et la puissance paternelle venaient compléter l'ordre établi par le mariage. Cependant, le sexe faible n'avait pas attendu la suppression du texte ci-dessus pour se libérer de l'emprise de l'homme et dans certains ménages c'était la femme, comme on dit vulgairement, qui portait les culottes. Et les pauvres maris martyrisés préféraient, le plus souvent, subir l'influence de l'épouse plutôt que de se plaindre ou apporter une contradiction susceptible d'exciter ou de prolonger la mauvaise humeur de l'irascible compagne.
La femme acquérait vite une autorité dont elle abusait.
Au XIIIème siècle, la loi condamnait le mari qui se laissait battre par sa femme, à monter sur un âne dont il tenait la queue en place de bride et à être ainsi promené par la ville par ses congénères. Ce spectacle attirait une foule nombreuse, qui y trouvait ample matière à rire et à plaisanter.
Quand la peine eut cessé d'être édictée par la loi, elle ne tomba pas en désuétude, les voisins se chargèrent de l'appliquer. D'après M. Guéchot (1) la chevauchée, à Lyon, avait un grand éclat.
En tête, marchaient deux sergents ; venaient ensuite les compagnies fournies par les quartiers de la ville.
Chaque troupe était précédée d'étendards et de trompettes. Au centre s'avançait le grand char des « martyrs », dont l'apparition était saluée de cris formidables.
A Bordeaux, point de charriot, point de somptueuse escorte, la victime expiatoire était placée à rebours sur un âne et promenée par son plus proche voisin, tenu de par la coutume de lui rendre ce service.
Dans certaines provinces cette coutume servait aussi à punir les médisants : sur un côté de l'Hôtel de Ville de Mulhouse est pendu un masque de pierre grimaçant, la langue tirée. C'est la copie du Klapperstein ou « pierre aux clabaudeurs », on le suspendait au cou des personnes médisantes. Celles-ci, chargées de ce lourd collier, étaient condamnées à faire le tour de la ville, assises à rebours sur un âne. Le Klapperstein pesait 12 à 13 kilos. Sa dernière utilisation remonte à 1781.
La coutume de ridiculiser les maris qui avaient perdu toute autorité dans leur ménage était profondément entrée dans les mœurs.
La chevauchée de l'âne jouit d'une grande faveur jusqu'à la Révolution. Puis elle disparut lentement comme bien d'autres coutumes.
La période de vie extérieure qui signala la République et l'Empire fut fatale à la tradition. Une gravure de l'Illustration de 1846 à 1849, dans une longue étude sur le département des Landes, qui a paru dans plusieurs numéros du dit journal, représente un mari, simplement battu par sa femme, promené sur un âne, assis le dos tourné vers la tête de l'animal. Un conteur poitevin, bien connu des Parisiens, Guillaume Bouchet, sieur de Brocourt, juge consul des marchands à Poitiers, auteur des célèbres Sérées, 1584, dit dans la huitième, page 273 de l'édition Loudet, à Rouen, 1635, qu'en Catalogne le mari Cocu payait au fisc certain tribut et qu'en un autre pays (non désigné) il était mené par toute la ville sur un âne avec sa femme (2).
Cette coutume ne fut pas ignorée en Poitou.
Je relève dans le Journal Officiel des Deux-Sèvres, an X, n° 59, un passage intéressant à noter, en ce qu'il révèle une organisation parfaitement régulière de cette promenade:
« Niort, 25 Messidor, an X.
Il existe dans nos campagnes, depuis un temps immémorial, l'usage assez plaisant de promener sur l'âne les maris qui ont la complaisance de se laisser battre par leurs femmes. Cette cérémonie, qui a été relevée à Souché (près Niort), il y a quelques mois, vient d'avoir lieu, la semaine dernière, à Sainte-Eanne (entre Saint-Maixent et La Mothe-Saint-Héray). Les habitants de Saint-Maixent, La Mothe-Saint-Héray, Exoudun, Pamproux et Sainte-Eanne, réunis au nombre de 1.200, munis de chaudrons, pincettes, triangles, cornets à bouquins et autres instruments de musique semblables se sont emparés du nommé XXX., prévenu du fatal délit et lui ont fait faire la promenade ordinaire.
Malgré la gaieté turbulente inséparable d'une aussi grande réunion, la promenade sur l'âne a été faite sans le moindre désordre. Tout le monde était soumis à l'autorité d'un commandant général, dont les arrêtés étaient irrévocables. Les vivres, le vin, la marche, tout était réglé ; la ration de vin n'était que d'une demi-bouteille et l'on cassait impitoyablement la bouteille de celui qui enfreignait la loi commune. Bref, tout s'est passé au gré des maris, mais on ne sait pas comment les femmes qui sont battues ont résolu de se venger. »
Dans la coquette bourgade de Frontenay-Rohan-Rohan, vivait en l'an XIII un ménage de cultivateurs : les époux Resnier.
Resnier était un excellent travailleur. Mais il avait le tort de jaser parfois avec de jeunes voisines, ce qui lui valait de la part de son épouse, méchante et jalouse, force coups de poings et coups de trique sur l'échine, soulevant ainsi l'indignation des uns, la moquerie des autres.
Toujours est-il que François Drouhet, charron ; François Brunet, voiturier, et Jean Naud, cultivateur, demeurant tous les trois à Frontenay, décidèrent d'un commun accord de promener notre homme sur un âne à travers les rues du bourg, selon la coutume se pratiquant jadis dans le pays.
Le 7 ventôse, an XIII, ils se saisirent donc de la personne du pauvre Resnier, le montèrent et maintinrent sur un âne, puis le promenèrent, malgré lui, sous les quolibets d'une bande de joyeux jeunes gens qui lui faisait escorte.
Resnier prit la chose du mauvais côté. Lorsque son supplice prit fin, il résolut de se venger. Une semaine plus tard, le 14 ventôse, il allait porter plainte à la justice pour voies de fait commis sur sa personne, arguant que la coutume de la chevauchée de l'âne avait été abolie quelque vingt ans plus tôt.
Des amis s'interposèrent.
Les auteurs de ce divertissement burlesque furent prévenus et tout ce monde se rendit chez Me Jousselin, notaire du lieu, lequel dressa un acte dans lequel il fut spécifié que les dits Drouhet, Brunet et Naud versèrent à Louis Resnier, pour réparation d'honneur, la somme de 240 francs, tout en promettant d'être plus circonspects à l'avenir envers le dit Resnier, lequel s'engageait à son tour à ne donner aucune suite à cette affaire.
Cet arrangement eu lieu en présence des citoyens Jean Monnier, instituteur, et Joseph Matha, huissier, demeurant à Frontenay, témoins connus et requis, qui ont signé avec le dit Brunet, les autres parties ayant déclaré ne le savoir faire après lecture de l'acte, qui se trouve actuellement dans les archives de Me Texier, notaire à Frontenay-Rohan-Rohan, qui a bien voulu me communiquer ce document très intéressant pour le folklore de notre pays poitevin.
Il devait arriver assez souvent que le mari battu ne se prêtât pas de bon cœur à une promenade de ce genre. Alors on le remplaçait par le plus proche voisin. C'est du moins ce que nous indique l'érudit Beauchet-Filleau (3), dans une étude sur les anciens usages du canton de Chef-Boutonne :
« Un mari a été battu par sa femme, grand émoi dans les environs, car, d'après l'usage, le plus proche voisin du battu doit monter sur un âne, la tête tournée vers la queue, faire dans la commune une promenade burlesque précédée de tambours, violons, clarinettes et suivi d'une foule nombreuse, chantante, hurlante à l'occasion. On s'arrête sur les places, les, carrefours où le charivari redouble, on fait la quête parmi les curieux accourus au bruit et, en général, le produit en est assez fructueux, en argent, graisse, beurre, oeufs, fromages, etc.
Le soir venu on se réunit dans quelque cabaret, on fait cuire le résultat de la quête, on mange, on boit, on danse, on chante, et même quelquefois on se bat, et le lendemain...
Oh le lendemain il y a le plus souvent un petit procès-verbal et la fête se dénoue quelques jours après devant le tribunal de simple police.
L'ingérence indiscrète de la gendarmerie ou du garde champêtre dans ces petites fêtes de familles commence à faire perdre cet usage, qui engendrait le plus souvent entre voisins des inimitiés dont les suites étaient parfois très graves. »
Cette vieille coutume n'est pas encore complètement disparue. Mais elle n'a plus le même caractère qu'autrefois, elle n'est plus qu'un prétexte de simple rigolade et de plaisanterie.
Dans le canton de l'Isle-Jourdain (Vienne), la chevauchée de l'âne se pratique encore pour les jeunes mariés, pour leur retour de noces ou dans les jours qui suivent le mariage.
On les installe sur un bourricot, le mari tenant les guides ou les oreilles de l'animal et la jeune femme dos à dos, tenant la queue, puis ils sont ensuite promenés dans le bourg de cette façon.
Faute d'avoir un âne sous la main on installe les jeunes époux dans une charrette traînée à bras.
Des cas très récents ont été enregistrés dans les communes d'Adriers, Nérignac, Mouterre et Saint-Rémy (Vienne).
(1) Guéchot. « La chevauchée de l'âne », Revue Encyclopédique Larousse, année 1900.
(2) Intermédiaire des curieux et chercheurs, année 1907.
(3) Bulletin de la Société de Statistiques des Deux-Sèvres, juillet-septembre 1881.
(4) Communication, de M. F. Eygun, Conservateur de la Bibliothèque de la Ville de Poitiers.
Lire aussi cet article qui évoque les charivari :
http://artethistoire.blogs.charentelibre.fr/archive/2015/11/22/charivari-1932-mariage-pas-pour-tous-un-presque-mort-a-berna-204367.html